Publicité ciblée à la télévision : « La moitié des box seront compatibles »

ENTRETIEN / La publicité ciblée à la télévision sera bientôt une réalité, pour remettre de l’équité entre chaînes et Gafa. Christian Bombrun, directeur Produits et Services d’Orange, nous explique quand et comment.

Au printemps 2020, le décret mettant en place la publicité segmentée (comprendre “ciblée”) à la télévision devrait être publié, pour une mise en place du dispositif autour de la rentrée. Afin de mieux comprendre comment cela va fonctionner et quels sont les enjeux de cette petite révolution, nous nous sommes entretenus avec Christian Bombrun, directeur Produits et Services d’Orange France et président de l’af2m, l’association multiopérateurs qui a piloté la fabrication du cahier des charges, la définition d’une approche commune et les efforts de lobbying sur le sujet.

Est-ce que vous pouvez nous présenter le rôle des opérateurs dans la publicité ciblée à la télévision, que l’on imagine prépondérant puisque cette technologie concerne l’IPTV ?

C’est vrai que la majeure partie du sujet technique va être réalisée par les opérateurs qui gèrent 80 % de la logistique de diffusion ; les chaînes restent pour leur part en première ligne sur le sujet commercial. Pour bien se représenter cela, il faut comprendre comment va fonctionner la publicité ciblée. Concrètement, je regarde la télévision en linéaire et un écran publicitaire se lance, composé de plusieurs spots. De manière dynamique, la publicité segmentée prévoit qu’un ou plusieurs de ces spots pourront être remplacés par un spot ciblé visant le profil du téléspectateur.

On parle d’un système qui doit réagir au dixième de seconde.

L’expérience client ne doit pas être dégradée, tout doit être transparent et aucun annonceur ne doit être lésé. C’est un sacré défi quand on parle d’un système qui doit réagir au dixième de seconde. Pour cela, l’opérateur doit pouvoir altérer le signal de la chaîne. Il reçoit en amont une information qui indique que tel spot arrive et peut être remplacé par un spot personnalisé. Le spot diffusé en linéaire est écrasé par celui appelé à la demande et qui est ciblé. Le fichier est joué, et après cette case, au terme de la lecture, le décodeur reprend la main sur le flux linéaire.

Quelle solution technique a été retenue, notamment sur l’appel des spots ciblés ?

Cela peut se faire de deux manières : soit directement à partir du décodeur, soit en sollicitant un serveur distant. Les deux techniques ont des avantages et des inconvénients. Précharger les spots sur le décodeur du téléspectateur permet d’avoir une meilleure réactivité, mais utiliser un serveur distant qui stocke et streame les spots ciblés est plus souple, tout en évitant la contrainte d’un stockage qui a forcément ses limites. Chez Orange, par exemple, la décision a été prise — dans un premier temps tout du moins — de stocker les spots en local. D’autres opérateurs feront peut-être différemment et la plateforme technique pourra évoluer dans le temps.

Du coup, on peut s’interroger sur la compatibilité du parc de box installées avec cette technologie. Qu’en est-il ?

C’est vrai que toutes les box du parc ne seront pas compatibles avec la publicité segmentée au départ. Néanmoins, les données que nous avons sont plutôt encourageantes. Chez Orange, sur environ 7 millions de décodeurs, on estime qu’à peu près la moitié est compatible. Je n’ai pas en tête les derniers chiffres du marché global, mais on peut extrapoler et dire que sur environ 20 millions de décodeurs en circulation, 10 millions pourront recevoir ce genre de publicités au lancement du dispositif. Un joli parc qui va rapidement grossir au fur et à mesure des remplacements et de la modernisation des box.

Ca, c’est pour la partie technique, mais les opérateurs vont également avoir un rôle à jouer du côté des bases de données pour cibler les campagnes.

C’est effectivement la deuxième partie du travail des opérateurs : faire le lien entre le signal d’une chaîne, sa régie publicitaire et les données utiles à la logique de ciblage. Ce ciblage sera fait sur des critères géographiques et socio-démographiques, mais également sur la base des informations obtenues dans le cadre de la navigation sur Internet ou la consommation en ligne. Bien sûr, on ne pourra proposer cela que pour les clients qui auront explicitement donné leur consentement. D’ailleurs, le recueil du consentement a commencé sur la TV d’Orange. Depuis quelques semaines, les usagers sont invités à accepter — ou refuser — les spots de publicité ciblée.

Ce ciblage sera fait sur des critères géographiques et socio-démographiques, mais également sur […] la navigation sur Internet ou la consommation en ligne.

On imagine que la Cnil sera très attentive sur ce volet. D’ailleurs, si le recueil de consentement sur ordinateur ou mobile a un aspect personnel, c’est différent sur une box TV qui par nature a une place plus centrale dans le foyer. Un consentement qui, d’ailleurs, peut potentiellement être accepté par un enfant télécommande en main sans que les autres membres du foyer ne soient au courant.

C’est une excellente question qui résume toute la problématique du consentement. Il y a en réalité deux parties dans cette question. D’abord le volet juridique, qui est très encadré. Les opérateurs sont soumis au respect du RGPD qui est une législation très protectrice, et les chaînes doivent respecter la législation des distributeurs TV. La loi prévoit un consentement au niveau du foyer abonné, et c’est donc comme cela que ça fonctionnera pour la télévision.

Il y a aussi le volet expérientiel. C’est vrai que la TV est centrale dans le foyer et que cela impose des subtilités. Il n’y a rien de réellement prévu sur la protection des enfants, par exemple, dans le décret, donc les enfants sont exclus de la publicité segmentée. Sur les autres cibles, les opérateurs pourront toutefois extrapoler des choses pour chercher à savoir qui se trouve réellement devant son téléviseur, et donc adapter avec un profilage précis la publicité.

Je voudrais rappeler quelque chose : avec la publicité segmentée, il n’y aura pas plus de pub, juste de la pub plus pertinente. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une valeur ajoutée pour le téléspectateur, c’est davantage un sujet de business, mais dans l’absolu, cela reste de la publicité potentiellement plus intéressante.

Est-ce que l’on a une idée de l’investissement qui sera nécessaire pour les opérateurs afin de mettre en place l’infrastructure pour la publicité ciblée à la télévision ?

Sur ce point, je ne vais pouvoir aborder que des ordres de grandeur, mais sachez qu’entre le déploiement des serveurs, le développement des outils et la mise à jour des décodeurs, les estimations de l’af2m se situent au-delà des 10 millions d’euros par opérateur. Et je peux vous dire que cela coûtera plus de 10 millions d’euros à Orange.

Les opérateurs vont devoir investir, mais en tant que nouvel intermédiaire dans la chaîne de valeur de la publicité télévisée, ils vont aussi pouvoir prétendre à rémunération. Où en est-on des discussions entre chaînes et opérateurs ?

Si on s’appuie sur les chiffres qui circulent, il y aurait entre 200 et 300 millions d’euros supplémentaires à aller chercher par les chaînes de télévision auprès des annonceurs en s’appuyant sur la puissance de la publicité ciblée. Bien sûr, les opérateurs vont avoir droit d’en récupérer une partie, compte tenu du rôle prépondérant qu’ils ont dans ce système. En 2019, nous avons eu la phase de concertation et de construction. En 2020, nous sommes dans une phase de négociations entre les opérateurs et les chaînes.

Les entreprises de télécommunication sont un nouveau maillon à rémunérer et il est important que le partage de la valeur additionnelle générée satisfasse tout le monde. Je ne peux rien vous dire des chiffres qui sont en pourparlers, mais je peux vous garantir que chez Orange on discute beaucoup avec les régies en ce moment.

Tous les acteurs concernés ont-ils activement participé aux discussions ?

C’est justement un point que je tenais à ajouter : pour une fois, et c’est assez rare, nous avons réussi à réunir les quatre grands opérateurs nationaux autour de la table dans une démarche commune. Si je le dis, c’est que souvent Free fait jeu à part sur ce genre de sujet. Là, c’est une spécificité : nous avons eu tout le monde, y compris toutes les grandes chaînes de télévision qui sont très dynamiques sur le sujet, puisque cela devrait leur permettre d’aller gagner des parts de marché en pub sur les Gafa. Elles savent qu’elles touchent là à un outil puissant que n’ont pas les Gafa, le meilleur des deux mondes entre la publicité ciblée et la puissance de la publicité télévisée.

Pour une fois, et c’est assez rare, nous avons réussi à réunir les quatre grands opérateurs nationaux autour de la table dans une démarche commune.

À quand les premières publicités ciblées diffusées à destination des abonnés Orange ?

Le calendrier qui est visé est le suivant : au printemps, nous espérons que les dernières discussions auront eu lieu et que le gouvernement sera en mesure de publier le décret d’application. Après ça, durant l’été, une phase de test devrait être déployée pour s’assurer que tout fonctionne comme prévu. En parallèle, les régies des chaînes vont pouvoir accélérer la commercialisation. Le déploiement à l’échelle nationale pourrait, lui, avoir lieu à la rentrée prochaine (2020). C’est en tout cas dans cette optique que l’on discute à l’heure actuelle.

 

La publicité ciblée par l’exemple : le cas du constructeur automobile

Pour bien comprendre comment la publicité segmentée va fonctionner, le mieux est encore de se mettre en situation. Prenons pour exemple le spot d’un constructeur automobile, diffusé dans le cadre d’une coupure publicitaire. Sans ciblage, ce spot pourra, par exemple, présenter l’ensemble de la gamme du constructeur, ou sa dernière nouveauté. Mais avec la publicité ciblée, en utilisant les données du téléspectateur, ce spot dédié pourra s’attarder sur le modèle du constructeur qui est le plus susceptible de l’intéresser (une citadine électrique qu’un jeune spectateur vient de « googler », un véhicule familial de grande taille ciblant les parents). Pour l’annonceur, adapter son message à ses prospects est quelque chose de très précieux et il sera sans doute prêt à payer davantage les chaînes.

Article paru dans Les Numériques

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